« Entre les actes » roman de
Virginia Woolf
Comme France culture consacre une série à Virginia Woolf chaque matin(hélas en omettant de parler du travail magnifique de l’équipe pléiade-Gallimard, sous la direction de Jacques Aubert..) je republie ce que j’avais écrit il y a quelques mois sur mon blog disparu.
Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux. Je viens d’achever la lecture de ce texte (qui longtemps s’appela « Pointz Hall », ou « La parade »).
Un éblouissement.

Un été, de John Lavery
Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en
reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie
de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 4O, dans
une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la
possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle
achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit
en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque
peu triomphante en ce qui concerne mon livre.Il touche, je crois, plus à
la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à
écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la
lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de
son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie
homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique
demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs
allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ
5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là
que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à
l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de
Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et
les tensions familiales et à « La cerisaie » pour le passé d’une
famille menacée d’expulsion ..
Les personnages ? ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien
qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences
complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement
réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en
Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle-
fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver,
intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille
chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui
drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de
ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit,
la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un
même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les
désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs
instants de jubilation, leurs regrets amortis,les sinueuses arrière-
pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme,
supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun
se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège
après quelques sarcasmes maladroits.
Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup
de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés,
sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines,
candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé,
réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à
chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels
du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de
quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent
du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans
profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un
parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du
temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement
le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés
affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique
(l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace
orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman
impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants
compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous
leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels
sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on
ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt
éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la
nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes
aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris
de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive,
dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une
chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie
du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman,la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de
citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et
carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre
élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare
patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies
de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin,
le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est
question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand
péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de
la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques »
et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth
possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer
les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent
par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ
voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements
si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le
même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication
muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à
l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles
effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient
l’émotion. ».
Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans ,
à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne
rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et
nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf
,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du
lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante
d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf
nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte »
de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la
vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la
conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la
demeure.

Sir John Lavery [Irish painter, 1856-1941]
Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
. Dans cette demeure patricienne à lierre on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose , s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. » Ici, ce vaisseau nous entraine sous la ligne de flottaison.
***
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade ainsi que les notes tres précieuses.. celle de Charles Cestre proposée dans le Livre de Poche me semble moins précise.
Le neveu de VW, Quentin Bell, écrivit un bien étrange polar, » Le Dossier Brandon ». En dire plus serait dommage. une édition chez Ombres.
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PLAGE
La plage est le vestiaire des combattants de la vie courante. Ils prennent un peu de repos et détendent les corps. Qui cela peut il intéresser, un vestiaire de sportifs hors-jeu !?.
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Moi je crois plutôt que Paul s’est fait un trip d’enfer de fin du monde : un film noir de science fiction !
Vu depuis les plages de Saint-Malo…
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Belle note sur ce roman. Magnifiques tableaux l’illustrant : un choix idéal.
A mon tour de vous faire découvrir une référence à Virginia, ou plus précisément sur celle qui fut follement amoureuse d’elle… bien avant le temps d' »Entre les actes »…
http://vendangeslitteraires.overblog.com/2019/07/heureux-comme-avec-une-femme.html
Un pas de côté !
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La description d’une plage selon Paul Edel sur la RDL. C’est une vision mortifère (les momies sableuses) dans laquelle les êtres humains sont identifiés aux produits qu’ils consomment et abandonnent sur place. C’est intermédiaire entre Baudrillard et Jérôme Bosch
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Soleil Vert a tenté de jouer le role de Guénolé réveillant le Roi, mais Gradlon ne s’est pas levé à temps. On se pose la question: ou est Dahut?
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Le point commun entre feu le blog de Paul Edel et la ville d’Ys me parait-etre son engloutissement…
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blog : la sortie est au fond du web
et à droite sous « Liens » cliquer sur « Le blog de Paul Edel »
Ensuite faites des copier-coller
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merci Soleil vert car je ne suis pas assez doué en informatique pour garder mes anciens articles.
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Paul Edel, sauvegardez vos anciens articles.
On peut récupérer votre ancien blog. Je n’ai pas pu poster le lien ici, mais je l’ai mis pour info sur mon blog.
On ne peut pas laisser perdre des pages sur Stendhal etc.
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Impeccable lecture Paul Edel!
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« laborieux » est le mot Passou…alor qu’en France on a des fins connaisseurs et spécialistes et excellents traducteurs de la grande Virginia.
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La lecture de cette évocation nous dédommage avec bonheur et volupté de l’écoute de la laborieuse, pénible, inaudible au fond (surtout après l’exceptionnelle création de Lecerf avec Céline) Grande Traversée de FranceCul consacrée à Virginia. Avec en bonus les toiles de John Lavery, quelle belle idée.
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