Une semaine exactement après la publication le 6 avril 1839 de »La Chartreuse de Parme », le 13 avril Stendhal commence un récit qu’il nomme « Amiel ». Donc un écrivain pressé de passer à autre chose. Mais il est affaibli par une mauvaise santé. A l’époque il souffre de goutte, de gravelle, de migraines, de malaises .Pendant quelques temps il ne peut plus articuler les mots, il a des blancs dans la conscience, des aphasies. Le 15 mars 1841, à Civitavecchia, une attaque d’apoplexie .Il a cette formule devenue célèbre « je me suis colleté avec le néant ».Mais il demande à son ami Di Fiore de ne rien dire. Comme s’il voulait esquiver et réduire à pas grand-chose la proximité de la mort. Le 1er janvier, à la page 35 de sa deuxième version devenue »L’Amiel », il s’affaisse dans le feu de sa cheminée. A partir de cette date, il ne finira plus aucun écrit, i l ne fait plus que refaire, recommencer. Le chantier le manuscrit vire à une série de séquences reprises , jeu interminable de corrections s . Bref, on lit un chantier de paperasses.

Mais c’est quoi« Lamiel » ? Le roman n’existe pas. C’est un fatras, une mosaïque de fragments disjoints, d’intentions raturées. Ce n’était pas du tout le cas de « Lucien Leuwen », roman inachevé mais dont la fin était déjà bien programmée ,dessinée et si cohérente. Ici, il n’y a que reprises et retouches.
Aujourd’hui, »Lamiel » se présente sous trois versions. Elles sont déroutantes à une première lecture. Une première version de Mai 1839. « Amiel » courte ébauche. Intrigue réduite et sommaire (qui devient « L’Amiel »(octobre décembre 1839)
Deuxième version plus nourrie et intéressante avec un plan établi le 25 novembre 1839.
Troisième version de janvier 1840. Stendhal reprend tout depuis le début. Il recompose tout : personnages nouveaux, arrière-plan historique plus nourri . Et le personnage sulfureux d’un médecin bossu, Sansfin, apprend la liberté d’esprit et même le cynisme à Lamiel qu’il convoite visiblement . Lamiel s’acharne, pour se désennuyer –cet ennui qui hante Stendhal- à soumettre les mâles les plus dominateurs et bousculer les convenances et les interdits de la société bien-pensante de la Restauration .
Si on prend l’édition Folio d’Anne-Marie Meininger, on commence par la version de janvier 1840. Dans l’édition pléiade, on suit-ce qui semble logique- la chronologie des brouillons. le meilleur de ces brouillons se trouve dans ces notes. On y apprend que Stendhal « veut se délasser de la Chartreuse » avec une comédie.
Le personnage Lamiel choque. Pourquoi ?Pour tout stendhalien tombé sous le charme de « La chartreuse de Parme » on ne trouve plus la dynamisation spontanée, le tempo accéléré et fouetté de cette écriture Chartreuse.. L’Italie rêvée avec un allegro vivace du style se transforme en une série d’ébauches rigides. Ce village normand enfoui sous le couvercle politique est sommaire et caricatural .Aux figures si tendres de Madame de Rénal ou de Clélia Conti, Stendal oppose une fille dure , âpre , dès son adolescence.Stendhal l’enrobe d’ explications laborieuses.. On voit bien que Lamiel se cogne à un monde et qu’elle annonce en pointillés Emma Bovary. Mais elle dégage surtout une sorte de rapacité creuse et un sentiment de pure vengeance assez abstraite. La scène du dépucelage, brutale, a fait couler beaucoup d’encre, notamment celle de Jacques Laurent. L’originalité c’est qu’ elle ne veut ni aimer ni être aimée. Aucun affect ! Mais découvrir ce qui se passe physiologiquement quand on est pénétrée par un homme. Le résultat l’a déçoit. L’originalité de la scène tient dans le fait que c’est Lamiel, qui propose de l’argent au premier nigaud venu, un paysan robuste pour qu’il la déflore. Stendhal inverse en jeune femme ce que les jeunes gens font à cette époque quand ils vont au bordel pour la première fois.. Après l’acte, Lamiel dit: » Quoi ! L’amour ce n’est que ça ?» Cette remarque, Stendhal l’a copiée directement des « Mémoire » de Lacenaire, le célèbre criminel.
C’est dans la version 2, d’ octobre décembre 1839 Lamiel se rend à Rouen, le jeune Fedor duc de Miossens, transi d’amour pour elle, la rejoint. Elle le trouve trop poli :,« « elle était ennuyée à fond » Stendhal fait dire à son héroïne : : »Or pourquoi se conduit-on mal ?pour s’amuser ;et moi je meurs d’ennui. Je suis obligée de me raisonner pour trouver quelque chose d’aimable dans ma vie. »Notons que le mot « ennui » revient à toutes les pages. C’est l’état d’esprit , de Stendhal dans les derniers mois de sa vie .

La normande Lamiel n’est pas un Julien Sorel féminin, comme on le répète. Elle n’a pas du tout la richesse émotive de Julien. C’est une forcenée de vérité face à une société hypocrite. Elle cherche à dominer , soumettre, tester les hommes, manipuler, tourner en ridicule se venger d’ une société niaise, bloquée, peureuse, cléricale, rabougrie. Les ébauches, les multiples plans défaits et refaits du vieux Consul malade accentuent cette impression d’un brouillon qui se complait dans des mesquineries de salon, dans l’aigreur et ‘l’acharnement à vouloir peindre des calculs de coteries sans intérêt.
Stendhal a tendance à caricaturer tout ce qui avait fait le charme de ses précédents romans, c’est-à-dire les manœuvres de séduction, les passions contenues, les désirs sensuels réprimés, les stratégies de conquête, les extases, les soudains flots de tendresse irrépressibles, les coups de folie, les pâmoisons, les timidités, les espérances, les fièvres, l’élégance épicurienne, et surtout ce mordant ironique mélangé au flou voluptueux qui est le secret du charme stendhalien.

Ce charme accompagnait et auréolait l’ascension d’un Sorel, d’un Leuwen, d’un Fabrice del Dongo ; il a disparu. Ici, on a quelques mécanismes, mais pas la chair.On a la pédagogie, mais pas la vie, les données sociales ,mais pas le mouvement. On a le sentiment que tout flanche et boite. Si on est un stendhalien fervent ,comme moi,on ne note que les effets de fatigue se multiplient. Clichés déjà exposés, des mots et situations déjà utilisés, des obsessions répétées, à peu prés. Quel embarras devant cette « Lamiel » paralysée. L’écrivain de la mobilité et du courant vif n’a plus assez de force pour faire danser la vie. C’est même un chagrin de le voir tant à la peine et s’user avant sa chute définitive rue Neuve des Capucines, le 22 mars 1842 à 7 heures du soir.
Le Néo Moyen Age du Diable et Le Bon Dieu n’es pas mal non plus. De même l’inquiétant paysage , il l’est à force de tranquillité, de l’Imposture ou de La Porte Etroite, sans parler du rose encré pour le Gabriel Chevalier de Sainte Colline (encore un qu’on ne lit plus…)ou le gros Ubu, sur fond vert, ( De par ma chandelle verte!) mais sans , à ‘impossible nul n’est tenu, mla musique d Claude Terrasse!
MC
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Parmi les couvertures des vieux Livres de Poche, j’aimais beaucoup « Sous le soleil de Satan » de Bernanos ou la grosse main qui griffait un mur verdâtre de « Le Mur » de Sartre.
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Toujours trouvé du charme aux dessins gouachés des anciens poches. N’oublions pas quand même, à une date plu récente, chez Garnier Flammarion, cet excellent illustrateur de couvertures que fut Michel Otthofer.
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Augustin Filon a laissé, outre une réputation justifiée d’érudit, une biographie de Mérimée, et un Mérimée et ses Amis. Stendhal n’en faisait-il pas partie?I Filon a aussi travaillé sur Guy Patin , pas si lu alors. (Il est à croire, pour un certain public, que Madame de Sévigné a eu le monopole des lettres !) On peut lui ^pardonner de ne pas raffoler de Stendhal, lui qui fut à Compiègne invité de l’Impératrice, ce détail à vérifier.
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« Quand Lamiel parut pour la première fois en 1889, l’ensemble de la critique trouva ce roman bizarre et, faute peut-être d’information suffisante, ne craignit pas d’en raisonner comme si on lui avait offert un ouvrage achevé. Bien entendu au premier rang des détracteurs de Stendhal figurait, comme toujours, Augustin Filon. Son opinion au fond ne différait pas sensiblement de celle du Journal de Grenoble qui écrivait avec tranquillité: « Lamiel est sans intérêt, sans attraits, sans dignité, sans esprit, hostile à la religion et contient d’un bout à l’autre une peinture de moeurs inavouables. L’éditeur de ce livre a rendu, en le donnant, un mauvais service à Stendhal et aux lettres »
Extrait de: l’oeuvre de Stendhal » Henri Martineau, Le Divan. 1945
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off Stendhal
ce jour trouvé sur l’étal d’un marchand de livres jetés en vrac, quel cochon, « Le chemin des écoliers » de Marcel Aymé, édition poche même couverture que celle présentée sur ce prestigieux blog. pour deux iouros, couverture pas pliée, emballé, pesé. c’est beau, un blog qui donne envie.
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Monsieur , je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter un commentaire anodin à vos lectures de Noël… car elles sont d’une étonante actualité et me touchent au plus près, car admirateur de Gombrowicz autant que de Naruse (et de Ozu, bien entendu:
1) L’allègre cheminement vers/dans l’immaturité, incarnée en France par le macronisme
2) Le regard porté aux femmes, dont témoigne l’oeuvre de Naruse, en particulier dans Untamed woman-Arakure (1957) (il n’y a pas, je crois, de version française)
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Le graveur: pas moins qu’Henry Monnier.
Les auteurs réels des fragments théâtraux dont le volume est composé: Dittmer et Cavé.
Si Fongeray ne parait pas avoir vraiment d’existence. On a pu lui prêter les traits d’une personne à la fois connue et éloignée. Reste aussi l’hypothèse d’une coïncidence, et que Monnier ait fait du Monnier, bref, que nous voyions Stendhal là ou il y a Joseph Prud’homme. Pourtant, vérification faite, ce dernier n’apparait qu’en 1830 . Parisien né en 1805, a-t-il pu croiser Stendhal? Ou à l’inverse, la charge est-elle un proto-Prudhomme, et un autoportrait du Graveur, dont on dira des années plus tard qu’il poussait le mimétisme jusqu’à ressembler à sa créature? Cette gravure n’a pas livré tous ses secrets.
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Bonjour. Je n’ai pas parlé d’Armane comme un catastrophe romanesque, JJJ;.Dans les « Soirées de Neuilly « de Fongeray , 1827, on s’est demandé si le portrait dudit Fongeray n’évoquait pas un Stendhal clochardisé… Je pense que c’est une légende de bouquiniste,mais Stendhal a-t-il eu connaissance de cette charge? Ou le graveur connaissait-il le Consul? On connait peu de choses sur Fongeray.
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On nous annonce un autre japonais prometteur… hélas disparu bien trop tôt durant l’entre deux guerres… Jamais entendu parler. Peut-être vais aller y voir. Nous éloigne un brin de Stendhal. En ce moment, je me gave des paraboles d’Olga T… Bàv,
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/12/05/reparer-silence-kobayashi/
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Armance? bof..bof… pour Noël je me « déstendhalise.. ». Je relis Ferdyduke de Gombrowicz .. et les lettres d’André Breton à Simone Kahn..et un essai sur le cinéaste japonais Mikio Naruse dont je regarde plusieurs films.
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Comme MC, je me demandais quand vous traiteriez d’Armance un peu plus à donf que chez Wikipédia, un « roman mineur » parait-il… https://fr.wikipedia.org/wiki/Stendhal
Fût-ce une ‘catastrophe romanesque’, Paul ?
A vous lire un jour,,, sont toujours bien passionnantes, vos chroniques stendhaliennes… Bonne journée à vous.
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Que vaut le montage ou la reconstruction opérée je crois par Jacques Laurent?
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Je me demandais quand vous traiteriez de cette catastrophe romanesque. Heureux de voir que votre admiration ne vous aveugle pas. Il est à noter que si Stendhal « se projette parfois dans l’amazone », il emprunte, et c’est une dérision, la phrase « l’amour ce n’est que ça » à un « antiphysique « notoire. Sur ce point, les Mémoires de Claude. Sur l’aspect hypocrite de la Restauration, voir le Fournier-Verneuil, que Stendhal démolit dans ses chroniques anglaises en y voyant paradoxalement une fabrication de la police de Louis XVIII .Or FV expose des petits faits vrais qui lui vaudront la perte de sa charge de notaire, autant dire la déchéance, au terme d’un procès scandaleux.
Sur l’argent, les Mémoires d’Ouvrard et les réponses qu’ils suscitent donnent l’envers du tableau de l’expédition d’Espagne, et les Mémoires, même apologétiques, de Madame de Campestre, illustrent ce que l’on risque quand on est femme et qu’on essaie de profiter de ce qu’on appellerait des délits d’ initiés mettant en cause jusqu’au Baron Corvietto, le Ministre des Finances de Louis XVIII…Il y aurait d’autres chose à dire sur cette époque Janus, qui s’efforce de réhabiliter le Moyen Age par Scott interposé, mais se garde bien d’imiter l’Angleterre et sa monarchie tempérée. La Charte, dont il et possible de faire deux lectures diamétralement opposées, l’une libérale, l’autre autoritaire, entrainera d’ailleurs la chute du régime.
Bien à vous.
MC
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Toujours passionnant à lire Paul Edel
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Beau billet…d’historien !
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Quand les morceaux de « Lamiel » sont publiés en 1889 par les soins de Casimir Stryiebnski, Stendhal à l’époque n’est connu surtout que pour « Le rouge et le Noir » et « La chartreuse ». Les critiques sont donc déçus. «… à vrai dire piètre roman, mais chapelet d’observations charmantes et de portraits exquis »écrit l’un. Un autre affirme : » L’histoire de Lamiel n’ajoutera rien à notre admiration. » Ou « Lamiel est un simple canevas qui ne méritait pas d’être publié ».
Yves Ansel trouve les jugements sévères. Ils le sont mais m’apparaissent compréhensibles.. Je suis plutôt de l’avis de Maurice Bardèche qui dans son « Stendhal romancier » -à redécouvrir- de 1947 affirme : » On a l’impression que « la Chartreuse » est la dernière des œuvres, celle qui met le point final à tant de pages qui ne semblaient que des préludes, celle qui termine par un incontestable chef-d’œuvre la ligne des œuvres capitales de Stendhal. »
Il est à noter qu’une seule monographie est consacrée à Lamiel. On pe peut pas dire que l’université soit particulièrement attirée par ce texte.Cette étude date de…. 2008. on la doit à Philippe Berthier, fine lame stendhalienne.. Il est vrai que l’intérêt actuel de cette « Lamiel » vient du mouvement féministe. Lamiel est leur héroïne. Belle figure de la révolte contre la condition faite aux femmes à son époque. Elle se venge sur les hommes .Ce qui m’intéresse, ce serait plutôt ce sont les notes, les ajouts, de Stendhal sur son propre texte, ses ratures, ses petites confidences , les pistes qu’il donne. Il annote sa copie.Ca permet de savoir dans quel état d’esprit il était dans les dernières années de sa vie, surtout si on complète ces travaux par les quelques lettres de la fin.. Il nous laisse ainsi un « work in progress », comme si nous étions, par-dessus son épaule. et qu’enfin nous l’entendions marmonner, se reprendre, se biffer, se donner un conseil, critique de ses propres ébauches, car le critique ne dort jamais chez Stendhal, même s’il passe pour un écrivain du premier jet. On voit ce qu’il projette sur amazone révoltée. Il met des pédagogues au premier plan de ses ébauches( notamment le docteur Sansfin si étrange ..) et ça nous rappelle que le jeune Stendhal a accablé sa jeune sœur Pauline de conseils de morale dans ses lettres.La folie pédagogique dure chez lui à travers les saisons.. Il continue.
Dernière chose. Il met aussi son énergie d’insoumis à clamer haut et fort son dégout d’une époque basse de plafond, comme s’il donnait à ce texte le rôle d’un grenier où ranger ses rancœurs et ses désillusions.
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